Les corps graves
Claire Morel pratique le dessin.Son travail est l’art du laisser faire.Elle se rapproche se faisant de l’écriture automatique de ses pairs surréalistes.Son travail est intimiste.Ses formats ne dépassent jamais l’amplitude de son bras. Ses moyens sont sobres : dessin au crayon à papier, aquarelle, crayons de couleur.Elle n’a pas de thématique.Le sujet s’impose à elle comme à nous.Elle est actrice et observatrice de son propre travail.Elle pratique l’art du collage graphique avec les mêmes absurdités visuelles que nos rêves les plus ininterprétables.
Dans « Film socialisme » Jean-Luc Godard parle de notre société du collage visuel. Il prend la métaphore, des zones artisanales et commerciales qui cernent aujourd’hui nos grandes villes. Lorsque l’on rentre en voiture dans la périphérie d’une ville ont est assaillis (sans toujours en avoir conscience) de toutes ses informations visuelles qui s’imposent à nous : panneaux de code de la route, images publicitaires vantant tels ou tels produits, logos d’entreprise, tags, propagande politique. Cette somme d’informations visuelles n’est le plus souvent perçue que par bribes.
Comme nous sommes en mouvement dans la voiture on ne retient qu’une lettre, une syllabe, un élément de la photo, une des couleurs etc. Godard nous explique que l’on fabrique ainsi une nouvelle image composite de ce magma d’images. Cette recomposition va se faire en fonction de notre humeur du moment, de nos préoccupations, de nos angoisses, de nos attentes évidemment toutes différentes les uns des autres. De cette hyper stimulation visuelle dont nous n’avons même plus conscience va naître un processus d’interprétation stocké dans les limbes de notre cerveau qui peut ressurgir à d’autres moments.
C’est de cette amalgame aléatoire et intime dont nous parlent les images composites de Claire Morel.
Le protocole du laisser-faire qu’elle pratique dans la scène fermée d’une feuille de papier est propice à la création de chimères sur lesquelles nous calquons, nous spectateurs, nos propres vies.
Ces nouveaux corps recomposés évoluent la plupart du temps dans le non-lieu de la feuille blanche, sans perspectives distinctes, dans une espèce d’apesanteur flottante, là où la gravité serrait plus symbolique que physique.
On y retrouve des références surréalistes à Magritte et plus récemment aux dessins d’un Philippe Mayaux. Mais il y a du Topor et du Willem aussi.
Corps graves donc, fixés par une apparence de précision du trait qui nous leurre et nous emporte dans un monde d’incertitudes indéfinies.
Et pourtant chaque petit monde que nous donne à voir la dessinatrice a son histoire propre, silencieuse et arrêtée. Elle est bien dans le monde mais à l’abri de son bruit et de sa vitesse.
Loïc Bodin, décembre 2019