"Au bord de la mort, au bord de l'amour"
texte d'Eva Prouteau (extrait)
De l'écheveau d'intrigues emmêlées dans notre imaginaire collectif, l'artiste Charlotte Vitaioli étire bizarrement le fil. L'épopée dont elle fait le récit est borderline, peuplée de réminiscences et de rêveries, de fantasmes flous et de souvenirs reconstruits. Riche en références éclatées, l'œuvre baigne dans une atmosphère fantastique, où l'on croise plusieurs apparitions miraculeuses, des gisantes charismatiques, un justicier au cercueil, Hokusaï et Warhol, Arnold Böcklin et Jim Jarmush. Un paysage comme un patchwork mental, historique, géographique qui embrasse tellement de figures discordantes qu'on pourrait craindre qu'elles ne frayent ensemble : pourtant, cette mémoire plurielle dessine les contours d'un monde cohérent, comme entraperçu à travers la vitre d'un train fantôme.
DÉVOTION
Dans cette réflexion sur la mise en scène des images (leur circulation, leur incarnation affective), Charlotte Vitaioli retourne souvent aux fondements de la peinture religieuse, qui par stratégieenvisageatrès tôt les images et leur support simultanément. Pour Goodbye Marylin, l'artiste choisit précisément la forme du polyptyque, dont les compartiments architecturés rythment la progression du regard et agissent comme élément actif de la narration -- on pense aussi à la bande dessinée ou à l'écrandivisé, au cinéma. (..)
MÉLODRAME EN TROIS STATIONS
Goodbye Marylin : encore un titre aux accents tragiques ! Dans le vaste corpus de 58 dessins à l'encre de Chine sur papier qui constitue l'œuvre intégrale, l'artiste a choisi d'exposer trois ensembles, trois variations sur le corps et le paysage. Question corps, le tragique semble effectivement au rendez-vous, même si Marylin, elle, ne l'est pas physiquement : ses relais féminins pourraient être deux gisantes hybrides, Maria l'androïde du film Métropolis de Fritz Lang, et Poison Ivy, la sulfureuse guitariste des Cramps, groupe punk rock dont le nom s'inspire d'un personnage de comics, adversaire de Batman, et que Charlotte Vitaioli affuble ici d'une tête de crocodile. Une troisième femme incarne pleinement les revers du destin d'une star déchue : Lola Montes, héroïne du film éponyme de Max Ophuls, célèbre danseuse et courtisane tombée en disgrâce, qui finit sa vie comme animal de foire devant mimer sa propre existence pour survivre. Charlotte Vitaioli la représente en figure centrale, posant en majesté dans une splendide robe brodée, comme dans les premières scènes du film où elle rejoue la scène de son mariage. Autour d'elle, comme un chœur dispersé en divers foyers d'énergie, une sirène, un ours, Neil Amstrong et la magicienne Circé ont tous la particularité d'être déguisés en indiens. Présenté de façon frontale, chaque personnage semble avoir une certaine conscience de soi et du monde : le spectateur, comme devant un retable, crée des articulations au sein de ce mélodrame énigmatique et flamboyant, tourné vers l'onirisme et l'imaginaire romanesque. Dans cette mise en scène théâtrale, où l'habit joue un rôle essentiel, la palette éclatante sert le paroxysme émotionnel.
DU CORPS AU DÉCOR
Ce dispositif, proche de l'espace scénique, qui contraint le regard à « passer » d'un compartiment à l'autre - d'un souvenir à l'autre ? - intègre aussi plusieurs natures mortes et deux grands paysages. Bananier et plant d'ananas, corbeilles débordant d'oranges et de raisins, compositions florales qui laissent danser les tulipes et les pivoines, en hommage à la peinture hollandaise : ces représentations seraient aux yeux de l'artiste comme des vigies végétales qui protègent les personnages, images d'une vie silencieuse réconfortant leur fatum agité. Quant aux paysages tourmentés, ils témoignent l'un et l'autre de l'esprit mutin avec lequel Charlotte Vitaioli revisite l'histoire de l'art : d'un côté, l'artiste reprend la Grande Vague de Kanagawa de Hokusai mais remplace le mont Fuji par le Mont Saint-Michel, provoquant une disjonction ludique ; de l'autre, elle trace au premier plan la silhouette charbonneuse d'arbres torturés, qui se détachent sur un ciel fortement inspiré de la Nuit étoilée de Van Gogh, traversé de météorites. Dans les deux cas, le paysage est éminemment expressionniste : une vie terrible se répand dans toute la matière naturelle, et les éléments déchaînés agissent comme un puissant mouvement d'intensité, miroir à peine voilé des vies tumultueuses des héroïnes représentées. Dans cette galaxie référentielle où l'œil dérive en songeuses associations, les scènes cloisonnées confèrent à la composition une incroyable impression de cohérence et de stabilité. (...)